Pour les gardes de l'ONF, le bonheur n'est plus dans le bois

Télérama consacre cet été son numéro double à la forêt. Parmi ceux qui la connaissent le mieux, on trouve les gardes de l'Office national des forêts. Ces passionnés ressentent aujourd'hui un profond malaise. En sept ans, l'ONF a compté vingt-quatre suicides. Tenus à toujours plus de rentabilité, les gardes ne reconnaissent plus leur métier. Rencontre avec l'un d'eux, dans le Médoc.

Par Nicolas Delesalle

Publié le 06 août 2011 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 04h44

Un cor et une feuille de chêne frappés sur une médaille accrochée à une chemise verte rentrée dans un pantalon kaki ; dans le pantalon kaki, ­Jean-Luc Pigeassou. Garde forestier, secrétaire régional du syndicat ­Snupfen-Solidaires, des yeux bleus comme des oranges, 50 ans, dont trente au vert, à l'Office national des forêts (ONF), chargé depuis 1964 de gérer les forêts françaises. Sous les cumulonimbus de juillet, ses Pataugas écrasent le sol humide de la forêt du Taillan-Médoc au nord de Bordeaux. Sa forêt.

C'est un domaine protégé, 140 hectares de poumon vert, 30 kilomètres de sentiers pas trop loin des vignes. Des châtaigniers, des chênes, des sangliers et des chevreuils. Le sol profond est propice aux feuillus. L'humus est gras ; le silence, partout. Le bonheur est dans le bois ? Apparemment non. Le 6 juillet dernier, dans la région, le garde forestier Charles ­Hederich se suicide. Comme trois de ses collègues depuis le mois de juin. En sept ans, l'ONF compte vingt-quatre suicides dans ses rangs. Les ministres Bruno Le Maire (Agriculture) et Nathalie Kosciusko-Morizet (Ecologie) ont réclamé à la direction de l'ONF « une évaluation du climat social ». Cette dernière a évoqué la solitude des agents forestiers.

« Bien sûr, on est seul, mais c'est une solitude revendiquée, on aime ça, explique Jean-Luc. En revanche, si la ministre parle de la solitude face à de nouvelles règles, là, oui, il y a un paquet de mecs complètement déconnectés. » Depuis dix ans, l'ONF est en mutation permanente. Compression du personnel (1 000 emplois supprimés en dix ans et 700 de moins d'ici à 2016), augmentation mécanique de la charge de travail et de la surface à exploiter (Jean-Luc gère 2 500 hectares de forêt). Pour la construction, l'énergie, l'Etat demande à l'ONF toujours plus de bois. Les arbres sont coupés plus souvent et plus jeunes. Jean-Luc dégage une branche cassée : « On a plus de responsabilités, plus de stress. On délaisse ce qui ne gagne pas d'argent, la présence, la surveillance. »

Il soupire : « Et depuis 2003, on a droit à un nouveau management. » Pour dégager un arbre tombé, le forestier doit dorénavant suivre des « process » dignes d'un lancement de fusée Ariane. Imaginés par un cabinet de consultants, ils laissent les forestiers pantois : « Beaucoup n'y comprennent rien. Certains s'adaptent et d'autres non. » Comme Charles, le collègue de Jean-Luc. Quinze jours avant son suicide, il lui a téléphoné. « Il se sentait perdu. On avait créé une cellule d'écoute après un précédent suicide dans les Landes l'année dernière. Il avait été entendu. Ça n'a pas suffi. »

La forêt est une chose étrange dont on tombe amoureux. Jean-Luc devient accro tout minot à la lecture d'un reportage dans Le Journal de Mickey. Il plante et tronçonne dans la Marne, connaît les excès des années 1980, les coupes claires de forêts de chênes pour planter à la place des résineux, qui poussent plus vite et donc rapportent davantage : « Fallait que ça crache ! » Il connaît aussi les tempêtes de 1999 et de 2009. « Une énorme charge de travail en plus. Et un traumatisme pour ceux qui ont vu le travail de toute une vie s'effondrer. » Après trente ans de carrière, après avoir observé la fragilité des forêts (incendies, tempêtes, etc.), Jean-Luc en est persuadé : « Une forêt n'est pas rentable, contrairement à ce que croit l'Etat. Dès que le système libéral pense qu'il peut dégager des bénéfices quelque part, hélas ! il se jette dessus. »

L'avenir ? Les forestiers n'ont qu'une crainte : que le loup de la privatisation ne sorte du bois. En attendant, depuis 2009, une cellule travaille sur le suicide au travail. Elle rendra ses conclusions à l'automne.

Un riverain en Lycra orange déboule en VTT, s'arrête : « Vous êtes de l'ONF ? » On évoque les suicides... « Les agents forestiers, on a l'impression qu'ils se promènent en permanence, dit le cycliste. On se dit qu'ils doivent être heureux, que c'est le plus beau métier du monde. » Jean-Luc sourit, et ne dit rien.



Télérama spécial forêt
,
numéro double en kiosques
jusqu'au mardi 16 août

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