Enquête

Mai 68, émoi, émois et moi

L'année 1968dossier
Que sont devenus les anonymes de 68 ? Une équipe de chercheurs a retrouvé plus de 300 féministes, gauchistes, syndicalistes. Fidèles à leurs idéaux contre toute attente, ils ont souvent payé le prix de leur engagement.
par Sonya Faure et Cécile Daumas
publié le 21 mars 2018 à 18h46
(mis à jour le 21 mars 2018 à 19h11)

Ils n’étaient pas sur les barricades du Quartier latin, ni même étudiants à Nanterre, ils ne s’appelaient pas Geismar ou Cohn-Bendit mais leur existence a tout autant basculé avec 68. Militants ordinaires des années folles du gauchisme, du féminisme, du syndicalisme, ils ont consacré leur vie à la transformation sinon du monde, du moins de la société. Pour la première fois, un travail de sociologie politique d’envergure donne une photographie précise des soixante-huitards et de leurs parcours. Qui étaient-ils ? Que sont-ils devenus ? Quelles ont été les conséquences de leur engagement sur leurs vies professionnelles et privées ?

Fruit de cinq années d'enquêtes menées par une trentaine de politistes et de sociologues, Changer le monde, changer sa vie, que publient ce 22 mars les éditions Actes Sud, dresse le portrait inédit de la France militante des années 70, loin de Paris, à travers cinq villes : Lille, Marseille, Lyon, Rennes, Nantes. Plus de 300 militants, actifs entre 1966 et 1983, ont été interviewés. Ce qu'ils disent de 68 et de leur engagement dresse un portrait type sensiblement différent du soixante-huitard jusqu'ici véhiculé. Tous ne sont pas devenus célèbres, occupant tous les postes de pouvoir : ils ont plutôt chèrement payé leur engagement en termes de déclassement professionnel. Ils ne sont pas non plus passés «du col Mao au Rotary» : à 70 ans passés, la plupart sont restés fidèles aux idéaux de leur jeunesse.

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Pour tracer ce portrait de soixante-huitards ordinaires, les chercheurs ont méticuleusement constitué, à partir du fichier des militants révolutionnaires tenus à l’époque par les RG, un échantillon conséquent des personnes engagées, représentatif des rapports de forces entre les groupes politiques, l’âge, le sexe et les origines sociales des acteurs. Syndicalisme, féminisme, gauchisme : en tout 3 780 personnes ont été identifiées - en moyenne 750 personnes par ville - pour représenter le paysage militant de l’époque. Plus de 360 parcours de vies ont été tirés de cette base, analysés statistiquement et resitués dans des contextes locaux et nationaux. Olivier Fillieule, professeur de sociologie politique à l’université de Lausanne, l’un des codirecteurs de l’ouvrage, avec Sophie Béroud, Camille Masclet, Isabelle Sommier et le collectif Sombrero, présente les principaux enseignements de ce travail sans précédent, qui articule de manière inédite temps biographique et temps historique.

Non, les soixante-huitards n’ont pas trusté les postes de pouvoir

C'est l'un des enseignements les plus marquant de l'enquête, à contre-pied de la vulgate dominante : les soixante-huitards ne sont pas tous devenus patrons de journaux, comme Serge July (lire pages 14-17), ou ministres, comme Bernard Kouchner. En moyenne, le militantisme n'a pas favorisé les carrières des éléments les plus remuants de la génération 68. Bien au contraire. «Alors que dans les années 70 et 80, la population dans son ensemble voit sa condition s'améliorer en termes de revenus, de position sociale et de statut, nos enquêtés ont fréquemment subi une mobilité descendante : elle est de 25,6 % parmi nos militants, contre 4 % seulement à l'échelle du pays, précise Olivier Fillieule. Ces jeunes font le choix de ne pas parvenir.» Des fils de bourgeois, mais aussi des enfants d'ouvriers, les tout premiers de leur famille à accéder à l'université et pour qui l'avenir s'annonçait radieux. Ceux-là décident ainsi, pour des raisons idéologiques, d'abandonner leurs études ou de s'orienter vers des filières moins prestigieuses car ils refusent de se retrouver en position de devenir cadres. Dans un premier temps, ce déclassement est volontaire. Mais dès la fin des espoirs révolutionnaires, au mitan des années 70, certains tentent de se reconvertir, de retrouver un poste correspondant à leur niveau d'études. D'autres attendront les années 90 pour tenter une nouvelle vie professionnelle. D'autres encore resteront dans une position subalterne tout au long de leur carrière. Tous, en tout cas, ne rebondiront pas aussi facilement. «Contrairement à ce qu'on a pu avancer sur la base de cas rares, la "rencontre improbable" entre travailleurs et étudiants fait long feu, poursuit le chercheur. Progressivement, chacun retourne à sa place et suit son destin de classe, même si pour une minorité, le militantisme fera office d'université populaire et contribuera à ouvrir des horizons jusqu'alors impensables. Un homme, comme l'un de ceux que nous avons rencontrés, qui achève sa médecine et fait le choix de devenir brancardier en 1970 aura moins de peine, vingt ans plus tard, à faire valoir ses diplômes et redevenir médecin à l'hôpital. A l'inverse beaucoup de nos enquêtés d'origine modeste qui abandonnent l'université auront bien plus de mal à réorienter leur carrière ultérieure.»

Loin de tous se précipiter vers le monde de la pub et du design, les militants des années 70 se sont massivement orientés vers le service public. «C'est à la fois un moyen d'échapper au monde de l'entreprise privée et ses valeurs, d'embrasser des professions où la répression syndicale est moins forte et l'emploi garanti, ce qui laisse plus d'espace pour militer, note Fillieule. Dans plusieurs villes de France, par exemple, les militants gauchistes seront nombreux à investir la médecine ou l'Inspection du travail. C'est également vrai dans les métiers du "contrôle social" : assistantes sociales, éducateurs, enseignants… Le développement de ces professions répond par ailleurs à une stratégie du pouvoir qui n'entend plus se laisser surprendre comme en 1968 et étend le maillage de la population et le contrôle des catégories populaires. C'est aussi le moyen, pensé comme tel dans les allées du pouvoir, d'offrir aux contestataires une issue propre à atténuer les enthousiasmes révolutionnaires.»

Tous les soixante-huitards n’ont pas divorcé

L'engagement militant aurait fait du dégât dans les vies personnelles. C'est une idée commune, confortée notamment par des livres écrits par les enfants de soixante-huitards, comme celui de Virginie Linhart (Le jour où mon père s'est tu, Seuil 2008). «Elle est aussi très présente dans la littérature à l'étranger, à propos des militants américains contre la guerre du Vietnam ou des activistes afro-américains: les militants auraient des vies plus torturées, relève Olivier Fillieule. Il s'agit en fait d'un discours articulé à la pensée conservatrice anti-68 qui rend l'événement responsable du délitement de la famille, et pour ne pas mégoter, de la Nation.» Les entretiens menés par les 30 chercheurs montrent que, par rapport à la population générale, l'écart existe sans être massif et sera bien vite comblé avant la fin de la décennie. Les enquêtés font un peu moins d'enfants, les gens se marient, certes, plus tardivement; les séparations sont un peu plus nombreuses, et les enfants n'ont pas particulièrement souffert de leur engagement. «Bref, des militants ordinaires dont les enfants auront des destins ordinaires, c'est-à-dire ne se distinguant pas de leurs contemporains», conclut Fillieule.

Les soixante-huitards sont restés fidèles à leurs idéaux

A ce point, c'est une vraie surprise de l'enquête, reconnaît Olivier Fillieule. «Nos enquêtés ont aujourd'hui environ 70 ans, ils touchent souvent de petite retraite, due à leur refus de parvenir mais aussi aux "trous" dans leur carrière. Mais, ils ne sont pas dans le ressentiment. Tous ou presque le disent encore : "Ça m'a coûté cher, mais pas de regrets." Souvent ils ajoutent : "Surtout quand je vois la vie de mes enfants et petits-enfants. Nous, au moins, on s'est marré !"» Du point de vue des convictions, pas de regrets non plus ni de discours de déploration. Une poignée de militants seulement a franchement viré à droite. Evidemment, les soixante-huitards ont changé et ne vantent plus la Révolution culturelle à la Mao. Tout le fatras idéologique de l'époque, les querelles théologiques entre différentes fractions trotskistes… ils les ont laissés derrière eux. «Ce qui reste, c'est un fond commun de convictions, qui fait que quelle que soit la question, ils sont toujours du même côté, comme sur la question des Roms ou des réfugiés, ou sur la casse du modèle social.» Leur passage par les partis d'extrême gauche les a vaccinés de l'engagement partisan et de la logorrhée théorique. Ils sont attirés par les engagements concrets. Beaucoup continuent à militer, après avoir repris du service avec la mobilisation de 1995 contre le plan Juppé, ou, dans les années 2000, avec l'altermondialisme. «Cela permet de mieux comprendre les phénomènes de transmission entre générations militantes. Contrairement au mythe de "l'immaculée conception des mouvements" qui fait lire chaque mobilisation comme "nouvelle", on voit à quel point les soixante-huitards ont su transmettre leur savoir-faire militant aux plus jeunes. Tous ces mouvements ont un ciment commun, ce sont ces vieux militants.»

Ce n’était pas une révolte d’enfants gâtés contre papa

On décrit souvent 68 comme une révolte contre les pères, les familles et leurs valeurs, un mouvement présentéiste faisant table rase du passé. «En fait, précise Olivier Fillieule, le militantisme des soixante-huitards n'est pas forcément ni toujours en rupture avec les transmissions familiales.» Les militants de l'enquête sont sensibles au parcours de leurs parents et grands-parents, qui ont vécu les derniers grands moments historiques : la Seconde Guerre mondiale, souvenir encore proche, le nazisme, l'Occupation, la guerre d'Algérie et plus largement les luttes anticoloniales. «Ils n'ont pas tous, et de loin, découvert la politique en 1968 mais avaient déjà été socialisés par leur famille, l'école, les organisations de jeunesse, au premier rang desquelles les religieuses, où ils ont pu faire leurs premières expériences du débat et de la lutte politique», précise Olivier Fillieule. Bien sûr, il y a des ruptures familiales, mais pas plus qu'ailleurs. «Les ruptures d'allégeance avec la famille ne sont pas les plus visibles. Contrairement aux ruptures d'allégeance avec les autorités, qu'elles soient étatiques, scolaires ou religieuses.»

Le militant est-il un renégat en puissance ?

Les années passant, Mai 68 a tendance à passer à la postérité comme une vaste trahison des idéaux initiaux. Comme si l'un des plus grands mouvements sociaux du XXe siècle n'avait finalement été que le socle d'une société individualiste et égoïste, le marchepied social pour quelques rusés. «A chaque conflit social investi par la jeunesse, le même discours surgit : "Ce ne sont que des gamins qui renieront leurs engagements quand ils commenceront à travailler. C'est une crise de puberté."» En résumé : tout militant serait un renégat en puissance. «Je partage le point de vue du sociologue américain Todd Gitlin : ce discours constitue un formidable appel à la démobilisation pour les générations futures, note Olivier Fillieule. Donner une image de Mai 68 très "flower power", présenter les événements comme une grande fête étudiante, sans autre conséquence que les reniements individuels qui s'en suivront, est une fable qui ôte toute conflictualité à l'événement.» En s'appuyant pour la première fois, et avec cinquante ans de recul, sur un échantillon significatif d'activistes, les 30 chercheurs écornent la photo sépia du soixante-huitard, pour donner un portrait choral des militants de ces années-là.

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