Michel Serres : "La seule autorité possible est fondée sur la compétence"

Pour Michel Serres, membre de l'Académie française et professeur à l'université Stanford, la véritable autorité est celle qui "grandit l'autre".

Propos recueillis par et

Michel Serres, membre de l'Académie française.
Michel Serres, membre de l'Académie française. © Éric Dessons/JDD/Sipa

Temps de lecture : 3 min

On parle partout de la "crise de l'autorité". Tout le monde cherche l'autorité perdue. Mais de quoi parle-t-on ? Il ne s'agit plus de l'autorité "coup de bâton". Cette autorité-là n'est que le décalque des conduites animales, celle du mâle dominant chez les éléphants de mer ou les chimpanzés. C'est pourquoi, quand je vois un patron avec son staff autour, plein de courbettes, je ne peux m'empêcher de penser aux ruts des wapitis dans les forêts de Californie du Nord. Cette autorité-là fait marcher les sociétés humaines comme des sociétés animales.

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La hiérarchie est animale, il n'y a pas de doute là-dessus. Dès que vous exercez une contrainte, vous redevenez la "bête humaine". Le nazisme est le symbole de cette autorité, représentée - ce n'est pas un hasard - par un animal. L'autoritarisme a toujours été une tentation des sociétés humaines, ce danger qui nous guette de basculer très facilement dans le règne animal. En France, une femme meurt tous les jours sous les coups de son compagnon, mari ou amant. Est-ce cela, l'autorité masculine ? L'autorité perdue que l'on essaie de récupérer peut vite conduire au retour de l'autorité "coup de bâton".

La véritable autorité, celle qui grandit l'autre

Heureusement, la culture humaine a remplacé le schéma animal. Dans la langue française, le mot "autorité" vient du latin auctoritas, dont la racine se rattache au même groupe que augere, qui signifie "augmenter". La morale humaine augmente la valeur de l'autorité. Celui qui a autorité sur moi doit augmenter mes connaissances, mon bonheur, mon travail, ma sécurité, il a une fonction de croissance. La véritable autorité est celle qui grandit l'autre. Le mot "auteur" dérive de cette autorité-là. En tant qu'auteur, je me porte garant de ce que je dis, j'en suis responsable. Et si mon livre est bon, il vous augmente. Un bon auteur augmente son lecteur.

Dans mon dernier livre (1), je raconte l'avènement d'un nouvel humain, né de l'essor des nouvelles technologies, "Petite Poucette", l'enfant d'Internet et du téléphone mobile. Un clin d'oeil à l'usage intensif du pouce pour converser par texto. L'avènement de Petite Poucette a bousculé l'autorité et le rapport au savoir. Parents et professeurs ont le sentiment d'avoir perdu leur crédibilité dès lors que, face à eux, Petite Poucette tient entre ses pouces un bout du monde. Ce que j'appelle dans mon livre la présomption de compétence. Il y a vingt ans, lorsque, enseignant, j'entrais dans un amphithéâtre, je présumais que mes étudiants ne savaient pas. Désormais, j'ai des Petite Poucette devant moi, qui ont probablement compulsé sur Wikipedia les questions que je traite dans mon cours. À l'égard de son élève, le maître a maintenant cette présomption de compétence qu'il est de son devoir d'"augmenter".

Autrefois, le médecin pouvait présumer que le patient qui consultait ignorait tout de la maladie dont il souffrait. Aujourd'hui, avant d'aller voir le médecin, on cherche sur Internet des informations concernant ses symptômes, pour tenter de poser soi-même un diagnostic. Le médecin a perdu l'autorité qu'il détenait par la présomption d'incompétence de son patient. Il ne peut plus dire : "C'est moi le médecin, laissez-moi faire !"

Nouvelle démocratie du savoir.

Avant la génération des Petite Poucette, seuls le tyran, le plus riche ou le plus savant tenaient le monde entre leurs mains. Aujourd'hui, pour peu qu'il ait consulté un bon site, l'étudiant, le patient, le consommateur, ou même l'enfant peut en savoir autant sur le sujet traité que le maître, le médecin, le directeur, le journaliste ou l'élu. Nous disons que l'autorité est en crise parce que nous passons d'une société hiérarchique, verticale, à une société plus transversale, notamment grâce aux réseaux comme Internet. Tout ne coule plus du haut vers le bas, de celui qui sait vers l'ignorant. Les relations parent-enfant, maître-élève, État-citoyen... sont à reconstruire.

Les puissants supposés qui s'adressaient à des imbéciles supposés sont en voie d'extinction. Une nouvelle démocratie du savoir est en marche. Désormais, la seule autorité qui peut s'imposer est fondée sur la compétence. Si vous n'êtes pas investi de cette autorité-là, ce n'est pas la peine de devenir député, professeur, président, voire parent. Si vous n'êtes pas décidé à augmenter autrui, laissez toute autorité au vestiaire. L'autorité doit être une forme de fraternité qui vise à tous nous augmenter. Si ce n'est pas ça la démocratie, je ne connais plus le sens des mots !

1. "Petite Poucette" (Le Pommier, 84 p., 9,50 euros).

Commentaires (40)

  • Solestella

    La compétence ne suffit pas, qui n'a eu parmi ses enseignants de collège un ou une prof, passionné par sa matière, la connaissant parfaitement et qui se faisait chahuter par des élèves dissipés ? J'ai eu ainsi dans les années 70, une professeur d'histoire-géo dans un quartier tranquille de Dijon à qui je dois un 16 au BEPC, nous n'étions que deux sur plus de trente à l'écouter, les autres jouaient aux cartes... Quand elle quittait la salle en pleurs, ils avaient honte et disaient qu'ils allaient se tenir tranquille mais elle était si gentille et si douce que dès la fin du cours suivant les élèves qui n'avaient pas choisi cette option (tous sauf 2) reprenaient leurs habitudes dissipées... Elle était leur fusible, le cours où ils se défoulaient pour pouvoir rester tranquille dans les autres cours... Elle ne s'est jamais plainte à aucun de nos parents ni sans doute à l'administration qui savait certainement quel était son calvaire et n'a rien fait pour l'aider, pourtant elle était compétente et très intéressante.

  • Solestella

    Vous avez raison. L'autorité peut être diverse, si on ne veut pas limiter le recrutement des nouveaux profs aux seules personnalités charismatiques ou autoritaires, il va falloir restaurer la discipline dans les établissements scolaires et s'efforcer de réapprendre à la population les deux sens du terme respect. Sinon, nous n'aurons qu'une majorité de répétiteurs dans nos établissements et la richesse de notre enseignement va faire place à une uniformité de transmission de savoir a minima (c'est mieux que rien certes).

  • Solestella

    L’autorité est la capacité à imposer à autrui ses propres volontés. Un professeur a pour mission d’apprendre à son élève ce qu’il sait. Pour cela, il va devoir choisir des méthodes et les imposer à son élève. Contrairement à ce que dit M. Serres, il ne suffit pas d’avoir une autorité de compétence pour pouvoir imposer ses méthodes à ses élèves. Encore faut-il que les élèves soient intéressés par votre savoir et vous reconnaissent comme apte à enseigner. Un professeur de musique peut avoir une compétence exceptionnelle des méthodes novatrices, si ses élèves ne comptent pas devenir musiciens, ils ne consacreront jamais le temps nécessaire à la maison pour assimiler leurs connaissances au cours de musique. Ils ne progresseront donc pas au-delà d’un certain niveau et s'ils n'ont pas d'autres professeurs chez qui se défouler, ils risquent de perdre facilement leur concentration. De même, certains garçons ont une image de la femme telle que jamais ils ne reconnaîtront une enseignante comme digne d’intérêt, serait-elle Marie Curie en personne... Quant à attribuer cet état de choses aux NTIC, c’est confondre cause et conséquence. "Le pire ennemi de la connaissance n'est pas l'ignorance, mais l'illusion de la connaissance". La cause de la disparition du respect pour les enseignants est la massification de l’instruction, la conséquence est l’accès de tous aux informations quel que soit leur support. Restaurer le respect dû aux enseignants et leur autorité hiérarchique (ou institutionnelle) sera difficile. Il faudra à la fois que l’Etat, les parents et l’ensemble de la société fassent le nécessaire… Or, cela est indispensable si on ne veut pas que les professeurs passent leur temps à imposer leur discipline au lieu de faire cours.