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Le «Diderot» de Fragonard n'est pas Diderot

INFO LE FIGARO - Le Musée du Louvre vient de reconnaître que le célèbre portrait d'un philosophe feuilletant un gros volume, peint par Fragonnard vers 1769, n'est pas celui de Denis Diderot.

Coup de théâtre dans le monde de l'art. Le célèbre portrait de Diderot par Fragonard et figurant dans tous les manuels scolaires ne représente pas le philosophe des Lumières mais un inconnu. Le Louvre, qui exposera l'œuvre dans son antenne de Lens à partir du 12 décembre, le reconnaît officiellement. Vincent Pomarède, responsable des peintures du musée, vient en effet de modifier en ce sens la notice de l'œuvre dans le catalogue du Louvre Lens. Elle est rebaptisée Figure de fantaisie autrefois identifiée à tort comme Denis Diderot . «Nous avons dû corriger sur les épreuves au tout dernier moment», raconte-t-il. Cette décision a fait l'objet de discussions serrées entre les conservateurs.

Ce n'est donc plus le chef d'orchestre de l'Encyclopédie qu'on voit feuilletant un gros volume, le front haut, le regard pétillant et portant au loin vers la lumière, mais seulement «un homme». Exécuté vers 1769, ce portrait (82 cm × 65 cm), probablement inachevé et pourtant jugé comme l'un des plus réussis, avait été acquis par dation en 1972. Si le Louvre admet désormais une erreur, plusieurs experts avaient déjà émis des doutes sur la véritable identité du modèle de Fragonard.

C'est un dessin conservé en mains privées et passé en vente publique à Drouot, le 1er juin dernier, qui a mis le feu aux poudres. Auteur d'une monographie sur le peintre parue en 2006, l'historienne de l'art Marie-Anne Dupuy-Vachey est alors intriguée par cette feuille comportant dix-huit croquis de portraits. Treize correspondent à des tableaux connus de Jean-Honoré Fragonard (1732-1806). Chacune de ces Figures de fantaisie, montrant un personnage vu à mi-corps, est légendée. Or, sous celui apparenté à Diderot, on distingue l'inscription manuscrite d'un nom «illisible mais qui ne peut en aucune manière être déchiffré comme celui de Denis Diderot», assure Vincent Pomarède.

«Voilà une découverte sensationnelle»

Cette découverte a conforté les rares sceptiques. Dans le tableau de 1769, le célèbre penseur, exécuté d'une touche alerte, voire fougueuse, porte certes la chaîne symbolique du philosophe, mais ses yeux sont bleus. Or, ceux de Diderot étaient marron, selon les descriptions de l'époque. En 1767, deux ans avant Fragonard, le peintre Louis-Michel Van Loo, réputé pour son conformisme académique, représentait, lui aussi, l'encyclopédiste avec des yeux marron.

«Voilà une découverte sensationnelle», s'enthousiasme l'académicien et ancien patron du Louvre Pierre Rosenberg. Dès lors, on comprend que Diderot ne se soit pas intéressé à ce tableau. Il ne l'a même jamais mentionné dans ses écrits.

Diderot connaissait-il cette œuvre? C'est fort possible, car il fréquentait Fragonard. Pourtant, il n'évoque le peintre dans ses écrits qu'à l'occasion de sa toile Corésus et Callirhoé. Surtout , il ne mentionne plus son nom après la rédaction de ses Critiques de 1767. Reste aujourd'hui à savoir qui Fragonard a représenté au juste. Une personne réelle, un type de figure, une pure fantaisie? Le Louvre penche pour la deuxième hypothèse. Il pourrait s'agir «de la description d'un type humain universel», est-il précisé dans l'album de présentation du Louvre Lens. Le modèle pourrait être un autre ami de l'artiste. Une nouvelle énigme de l'art assurément…

Un artiste amateur de mascarades

La Figure de fantaisie autrefois identifiée à tort comme Denis Diderot, qui fait la fierté du Louvre Lens, voisinant avec un Raphaël, un Poussin ou encore un Delacroix et un Ingres, est aussi connue que Les Hasards heureux de l'escarpolette (Wallace Collection, Londres) et Le Verrou(resté au Louvre).

Mais que sait-on réellement de leur auteur, s'est interrogée Marie-Anne Dupuy-Vachey, commissaire de l'exposition Fragonard au Musée Jacquemart-André, à Paris, en 2007. «En vérité peu de chose, dit-elle. Quelques sujets galants ou coquins ont figé l'image de Fragonard pour la postérité. Pourtant, son œuvre est sans doute la plus variée et la plus inventive de son siècle: scènes de genre familiales, tableaux religieux, portraits de fantaisie, paysages champêtres, sans oublier les scènes libertines. L'imagination de l'artiste, servie par un pinceau virtuose, semble inépuisable.»

Après avoir exposé au Salon de 1767, Fragonard, représentant de pointe du rococo en déclin, n'a plus cherché la reconnaissance académique. Il a disparu de la vie artistique officielle, ne travaillant plus que pour ses amis commanditaires. D'où cette liberté, tant de motif que de technique. La nature, les désirs et les pulsions érotiques qui sourdaient déjà dans son œuvre abondent désormais.

Figures de fantaisie

Le portrait qui défraie la chronique est donc celui d'un des artistes les plus créatifs de sa génération. «Il résonne aujourd'hui de manière ambiguë, voire comme une relative provocation», note Vincent Pomarède dans l'album du Louvre Lens. En effet, on peut lire dans cet exceptionnel morceau de bravoure pictural «le pétillement de l'intelligence dans les yeux du modèle, le résumé du dynamisme de son combat intellectuel dans son attitude - sa main droite tourne les pages d'un livre dont le format évoque les volumes de l'Encyclopédie - et les personnalités “rebelles” de Diderot et Fragonard ont longtemps défendu l'évidence de leurs relations et imposé la réalité d'un portrait de l'un par l'autre. En fait, nous savons à présent que Diderot ne fut en rien le modèle de l'œuvre montrée ici.»

De quand précisément date la méprise? Impossible pour l'heure de le savoir. Marie-Anne Dupuy-Vachey, qui a travaillé durant de longues années au Louvre auprès de Pierre Rosenberg et qui a participé à l'exposition Fragonard de 1987-1988 au Grand Palais puis au Metropolitan Museum de New York, mène l'enquête. Ce qui est sûr, c'est que Fragonard aimait les représentations où tout peut basculer.

Parmi les treize autres figures de fantaisie qu'il a exécutées, certaines ont des noms d'allégorie comme La Musique, L'Étude ou L'Inspiration, mais d'autres ont une identité précise. Ainsi l'abbé de Saint-Non, peint en 1769 et visible au Louvre, est sans doute l'œuvre la plus enlevée de cet ensemble. Il s'agit du portrait d'un admirateur fidèle de l'artiste. Autrefois, une étiquette au dos du tableau précisait ce nom et mentionnait que le portrait avait été réalisé «en une heure de temps». Mais faut-il encore se fier aux étiquettes dès lors qu'il s'agit de Fragonard, amateur de mascarades licencieuses?

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