La torture, est-ce que ça marche ?

François Bizot, propos recueillis par Michel Eltchaninoff publié le 5 min

Immorale, la torture est peut-être aussi inefficace. La douleur réveille-t-elle la mémoire des supposés terroristes ou la brouille-t-elle ? Brise-t-elle le mutisme ou pousse-t-elle à raconter n’importe quoi ? Réponses avec l’essayiste François Bizot et les neurosciences.

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François Bizot a traversé une épreuve hors du commun. Parti étudier les traditions du bouddhisme sur le site archéologique d’Angkor, au Cambodge, il est capturé par les Khmers rouges en 1971. Durant trois mois, accusé d’espionnage, il est interrogé sans violence par le chef du camp, un nommé Douch. Libéré en partie grâce à ce dernier, François Bizot apprendra plus tard que l’homme calme et zélé qu’il a côtoyé dans la jungle était devenu depuis le bourreau en chef de la prison S-21 de Phnom Penh, où des milliers « d’ennemis du peuple » furent torturés et exécutés durant le règne de Pol Pot de 1975 à 1979. Depuis, l’anthropologue ne cesse de s’interroger sur la proximité de la monstruosité et de l’humanité. Et brouille les frontières entre torture et manifestation de la vérité.

 

Douch affirme que ses interrogatoires, souvent accompagnés de torture, entraînaient des aveux d’une véracité de 20 % à 50 %. Il semble reconnaître que la torture n’était pas efficace.

François Bizot : Lorsqu’il avance ces chiffres, il répond surtout aux questions que nous, Occidentaux tourmentés par le rapport entre torture et vérité, lui posons. Il s’adapte à notre approche cartésienne qui établit une claire distinction entre bien et mal, vérité et mensonge. En réalité, de même que nous adoptons le langage des enfants pour nous faire comprendre d’eux, Douch se met à notre portée en proposant ces statistiques. Mais je ne crois pas qu’il ait raisonné, comme tortionnaire, en ces termes.

 

Pourquoi a-t-il continué à torturer alors qu’il voyait que cette pratique ne faisait pas apparaître la vérité ?

Il n’avait pas le choix. Dans certaines situations, il est sûr que des personnes préféreraient mourir que torturer. Mais ils savent que cela ne changerait rien au processus : les récalcitrants sont éliminés et remplacés par d’autres tortionnaires. Lorsqu’on sait ce que l’on risque en se rebellant, on réfléchit. Évidemment, ici et maintenant, vous et moi assurons sincèrement qu’il y a des actes que nous ne commettrions jamais. Mais que ferions-nous une fois en situation ? Lorsque je parle de Douch, je n’évoque pas un individu à part, un communiste typique ou un Khmer rouge en particulier, mais un homme dont j’ai vu qu’il était terriblement humain, avec ses faiblesses, ses peurs ; et l’espèce de proximité qui s’est établie entre nous m’a fait voir en lui, sous bien des aspects, mon semblable. Je ne peux plus l’isoler loin de moi. J’ai vu en lui quelqu’un qui souffrait des mêmes drames que les autres. La seule vérité qui existe, mais que dissimulent avec soin les sciences, nos cultures, notre civilisation, et que par ailleurs nous refusons de voir, c’est que nous portons en nous-mêmes, nous aussi, le germe d’une monstruosité comparable.

 

Si la torture ne fait pas émerger la vérité, pousse-t-elle à mentir et à raconter n’importe quoi ?

C’est plus compliqué. La torture, au Cambodge, ne visait à produire ni la vérité ni le mensonge. Dans les rangs du parti, tout le monde devait fournir une biographie qui, selon Pol Pot, devait être : « bonne et conforme à nos exigences ». Chaque responsable politique devait ainsi avoir des parents plutôt riziculteurs, ne pas être riche et correspondre à un profil acceptable. Chacun saisissait implicitement ce qu’il fallait valoriser ou gommer. Rien n’était contrôlé, mais le jour où un problème émergeait, on allait fouiller votre biographie. On attendait la même chose des présumés espions et des ennemis de la révolution. En cas d’arrestation, les aveux recherchés n’étaient pas la vérité. Il fallait produire un discours qui vous identifie par rapport à ce qu’on attendait de vous. Dès que vous étiez arrêté, le choix qui vous restait était nul : vous étiez obligé de devenir un ennemi. La torture intervenait car beaucoup avaient du mal à dire ce qui n’était pas vrai. Ils ne comprenaient pas de suite que l’on n’attendait d’eux rien d’autre qu’un discours conforme. Pour les « aider », on leur tendait la perche, dans un épouvantable va-et-vient entre le suspect et le tortionnaire qui devait s’acharner sur eux : « Tu vois, tu as fait ça ? Pourquoi est-ce si difficile à dire ? » Finalement, la victime signait l’autobiographie qu’on attendait de lui.

 

Si la vérité, avant ou après la torture, est le résultat d’une sorte de bricolage, sommes-nous si différents des Khmers rouges, torturés ou tortionnaires ?

Nous remplissons nous-mêmes nos curriculum vitae en fonction de normes. Des écoles nous enseignent ce qu’il faut dire ou cacher pour entrer dans le monde du travail. Sans torture, nous nous alignons aussi sur ce que l’on attend de nous. Nous espérons la même chose des autres. Nous passons notre temps à tenir un discours type à nos enfants, afin de les profiler, de les aligner, en conformité avec les besoins de la collectivité, la religion, l’idéologie dominante. Voulons-nous la vérité ? Nous préférons la conformité.

 

Si les Khmers rouges avaient utilisé la torture sur vous, auriez-vous cédé ?

Je pense que j’aurais avoué être un agent de la CIA en suivant les suggestions de mon interrogateur. J’aurais réécrit ma biographie, retrouvé des détails conformes aux accusations. J’aurais peut-être même fini par y croire. Et si l’on ne sait pas ce que l’on veut vous faire avouer, il suffit de regarder et d’écouter le bourreau, qui vous aiguille. Lorsque j’étais enfant, à l’école, le maître avait maintenu mes deux mains dans la sienne. Je devais lire le son que formaient les lettres A et I et recevais à chaque mauvaise réponse un coup de règle sur la tête. Alors je guettais une information, prêt à lui dire le « Sésame, ouvre-toi » de ma libération (A + I = AI).

 

 

Expresso : les parcours interactifs

Joie d’aimer, joie de vivre

À quoi bon l'amour, quand la bonne santé, la réussite professionnelle, et les plaisirs solitaires suffiraient à nous offrir une vie somme toute pas trop nulle ? Depuis le temps que nous foulons cette Terre, ne devrions nous pas mettre nos tendres inclinations au placard ?
Pas si vite nous dit Spinoza, dans cet éloge à la fois vibrant, joyeux et raisonné de l'amour en général.

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