Pour/Contre

Dieu, une bonne idée… en politique ?

Jean-Claude Guillebaud, Avishai Margalit, propos recueillis par Michael Hesse publié le 5 min

Revendication des racines chrétiennes de l’Europe, tentation islamiste dans les pays arabes… les questions religieuses plombent le débat public. Pourtant, de l’égalité au suffrage universel, nombre d’acquis semblent tirer leur source du sacré.

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Oui, pas de démocratie sans l’héritage biblique

Jean-Claude Guillebaud

« Pour le montrer, par provocation, je partirai d’une phrase de Nietzsche : “La démocratie, c’est le christianisme devenu nature.” À ses yeux, cette sentence contenait un reproche, puisque Nietzsche n’était pas favorable à la démocratie, mais elle est aussi d’une grande lucidité.

Pour faire court, il est un peu absurde d’oublier que l’essentiel de nos conceptions politiques contemporaines est de source judéo-chrétienne. Nous sommes les héritiers d’une confluence magnifique entre le judaïsme, la pensée grecque et le christianisme, qui s’est opérée durant les trois premiers siècles de notre ère. Autrement dit, la plupart des catégories mentales qui sont aujourd’hui partagées y compris par les athées ne sauraient exister sans la Bible. Prenons l’exemple de l’égalité, inscrite au fronton de nos mairies. Celle-ci n’est pas concevable sans le monothéisme en général et les épîtres de saint Paul en particulier. Le concept même d’égalité, de l’appartenance de tous à une même humanité, était étranger aux Grecs. Aristote n’y souscrivait pas, encore moins Platon. Ce concept est étranger également aux pensées indiennes et chinoises. C’est le monothéisme qui a égalisé les hommes sous le regard d’un dieu unique. Le concept d’individu, sans lequel on ne saurait concevoir la valeur du suffrage universel (toute voix en valant une autre), est de même assez difficile à imaginer sans saint Augustin, dont Descartes est largement le prolongateur.

Max Weber affirme que la politique, c’est le goût de l’avenir. Autrement dit, pour que la démocratie fonctionne, il faut que chaque citoyen ait la conviction qu’en allant voter, il participe à la construction du lendemain. Cela renvoie implicitement à une notion du temps très éloignée de celle des Grecs, lesquels croyaient en un temps circulaire, calqué sur le mouvement des astres. Cette vision selon laquelle nous sommes responsables du monde qui vient, nous trouvant soumis à une temporalité rectiligne, orientée vers un projet, dérive du judaïsme. Le surgissement des prophètes, au VIe siècle avant Jésus-Christ, a introduit cette coupure. Il y a de très belles phrases dans le Talmud qui le confirment, par exemple : “Il n’y a pas de destin pour Israël”, qui signifie que nous sommes responsables de l’avenir du monde et de sa “réparation”. Ou bien cette autre phrase, cette traduction du quatrième commandement de la loi hébraïque que propose Marc-Alain Ouaknin : “Souviens-toi du futur”, souviens-toi que tu es en marche. Tout cela a été repris par le concept chrétien d’espérance et laïcisé au moment des Lumières, avec la notion de progrès. On voit ainsi que l’égalité, le suffrage universel, l’universalisme des droits de l’homme ou le progrès sont des valeurs dont la source lointaine est biblique.

Néanmoins, je pense qu’il n’y a pas lieu d’inscrire nos origines chrétiennes dans la Constitution européenne. Cela reviendrait à figer la construction européenne et à créer des tensions inutiles. Je suis chrétien, paisiblement chrétien, mais ne pense pas que le christianisme doive pour autant se constituer comme mouvement politique. Qu’il nous suffise de défendre les valeurs auxquelles nous croyons, partout, surtout si elles sont menacées, sans être obsédés par la question de savoir avec qui nous nous battons. Il y a des amis athées qui partagent ces valeurs, ainsi que des musulmans.

Enfin, se représenter l’actualité en termes de guerres des religions est une absurdité. Désigner le conflit israélo-palestinien, conflit typiquement territorial, comme une guerre entre le judaïsme et l’islam est une bêtise. L’histoire sur le long terme montre que juifs et musulmans ont été plus longtemps alliés qu’adversaires. Il y a dans toutes les religions des crétins, des criminels, des insensés, comme il est dit dans le livre des Proverbes. Il y a aussi des fanatiques parmi les athées. »
 

Non, la religion ne tolère pas de compromis

Avishai Margaligt

« On devrait laisser Dieu en dehors de la politique. Se référer à Dieu en politique signifie qu’on s’incline devant une autorité qui ne procède pas de l’homme, ce qui n’a rien à faire avec la démocratie. Dès lors qu’en société les hommes entendent justifier leur action au moyen de la raison humaine, toute légitimation du politique en référence à Dieu cesse d’être crédible, recevable et tout simplement acceptable. Est introduite une asymétrie entre croyants et non-croyants impossible à surmonter. Dans les constitutions des États démocratiques, il ne devrait y avoir aucune place pour Dieu. Pourtant, il est encore explicitement mentionné dans les constitutions américaine ou allemande.

Actuellement, les religions cherchent pour elles-mêmes à reprendre à l’espace politique le pouvoir perdu. On peut l’observer avec l’islam, ou aux États-Unis chez les évangélistes. Ils estiment que ce fut une erreur d’avoir laissé le contrôle de la sphère publique ; ils s’emploient donc à la réinvestir avec des symboles religieux, des prescriptions comportementales ou en promouvant l’interdiction du blasphème. L’islam est, entre toutes les religions, celle qui a regagné le plus de terrain sur le domaine public. Mais nous constatons le même comportement en Israël, où, certes, les juifs ultraorthodoxes n’en sont pas encore à contrôler l’espace public à Tel-Aviv, mais ils tentent de le faire à Jérusalem. Leur projet est de mettre l’ensemble de la société en coupe réglée, selon leurs intuitions et leurs règles.

Le fait de passer au sectarisme antidémocratique ne s’inscrit pas dans une logique inéluctable, cela devient juste chose courante. Lors des dernières élections législatives en Égypte, les salafistes ont obtenu plus de 20 % des voix. Ils se représentent la vie idéale à travers une utopie en vertu de laquelle le prophète Mahomet exercerait directement son pouvoir. Ils ont la conviction d’être sur la voie de cet État idéal, qui serait accessible moyennant le respect de certaines normes dans la vie de tous les jours. Sans doute ne formeront-ils jamais une majorité politique, mais, pour les sectaires, le nombre ne joue aucun rôle décisif, car ils n’admettent aucun compromis – et c’est là que réside le danger de la politique qu’ils promeuvent. Ils exhaussent les petites différences puis empêchent ceux qui les contredisent, considérés comme hérétiques, de communiquer. Pour qui voit cela de l’extérieur, ces querelles tournent autour de points négligeables mais, aux yeux des sectaires, elles revêtent une importance gigantesque. Ce qui est en jeu, c’est la pureté de leur doctrine, qui leur interdit tout compromis. C’est pourquoi leur nombre ne joue aucun rôle dès lors qu’ils se comptent parmi les plus purs des purs. C’est sur le fond de cet attribut essentiel qu’ils aspirent à resacraliser la politique et c’est donc leur orientation dans son ensemble qui va à l’encontre des règles fondamentales de la formation démocratique de la volonté. Leur logique peut d’ailleurs se prévaloir d’un modèle biblique : Noé n’a eu besoin pour sauver le monde que d’une femme et d’un couple de chaque espèce. Les majorités sont sans importance pour ceux qui se considèrent a priori comme des élus.

Même l’objection selon laquelle nous aurions besoin d’idéaux en politique, lesquels seraient toujours porteurs au fond d’une dimension religieuse, n’est pas recevable. L’idéal de justice, par exemple, est à mes yeux le concept central autour duquel doit se construire le projet politique. C’est la tâche des philosophes de faire en sorte de donner de ces concepts une définition la plus claire possible et de dessiner à partir de là les contours d’un État pour lequel sont précisées les conditions qui déterminent l’appartenance à la communauté politique. Si on laissait cette tâche à la religion, cela reviendrait nécessairement à exclure certains groupes et à produire par conséquent une injustice. »

Expresso : les parcours interactifs

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