Edgar Morin. « J’ai élaboré une méthode sans nostalgie du savoir absolu »

Nicolas Truong publié le 12 min

Edgar Morin touche à tout avec talent et refuse les carcans disciplinaires qui dispensent un savoir émietté. Ce résistant de la première heure a observé en pionnier la métamorphose du monde et scruté l’esprit du temps. La Méthode, son grand-œuvre réédité aujourd’hui en deux volumes, vise à relier les connaissances grâce à la pensée complexe, qui « englobe au lieu de séparer ». Un combat jamais terminé.

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« Omnivore culturel », Edgar Morin n’a rien perdu de sa curiosité d’enfant, rien oublié des aspirations de son adolescence et n’a jamais rogné sa capacité de résistance. Né en 1921, combattant volontaire de la Résistance, lieutenant des Forces françaises combattantes (1942-1944), engagé dans la lutte contre l’occupant nazi, notamment dans le réseau de François Mitterrand, il refuse de traiter les Allemands de « sales boches ». Militant du parti communiste, il le quitte en 1949 pour ne pas cautionner le mensonge soviétique et rédige son autocritique. Depuis toujours, Edgar Morin s’efforce de concevoir la complexité anthroposociale de l’humanité en y incluant les dimensions biologique et imaginaire. Depuis Introduction à une politique de l’homme (1969), ce sociologue du présent énonce un diagnostic et une éthique pour les problèmes fondamentaux de notre temps. De l’analyse du conflit israélo-palestinien à l’urgence écologique, il poursuit inlassablement un travail de résistance intellectuelle, politique et culturelle.

 

À l’âge de 9 ans, on vous cache la mort de votre mère, disparition dont vous avez terriblement souffert, « un cataclysme personnel ». Dans quelle mesure cet événement a-t-il déterminé votre pensée ?

Edgar Morin : Cette meurtrissure m’a conduit vers le scepticisme, le doute infini et la fréquentation des auteurs tels que Montaigne, mais aussi ce que j’appelle les tragiques, comme Pascal et Dostoïevski. Ce chagrin inconsolable m’a sans doute conduit à une sorte de mystique de l’amour et, plus tard, vers l’idée matricielle de la Terre-Patrie. Rétrospectivement, mon engagement dans le communisme peut être compris comme la recherche d’une enveloppe et d’une famille nouvelle, un transfert de l’espérance de voir ma mère revenir parmi les vivants, une manière de surseoir à cette nappe de néant. Cette souffrance d’enfance m’a aussi rapproché d’une forme de compassion pour la condition humaine. Je n’ai cessé d’osciller entre la négation nihiliste et l’enthousiasme humaniste, de chercher du sens et de douter du sens. J’ai été sensible à la pitié et non à la piété. Je suis du côté de la « reliance », c’est-à-dire de ce qui relie les êtres, y compris à la matrice planétaire, et non du côté de la religion, du salut terrestre ou céleste.

 

Vous avez également été confronté à la mort, lorsque vous avez intégré les Forces françaises combattantes, de 1942 à 1944. Comment êtes-vous entré dans la Résistance ?

Cette expérience singulière s’inscrivait dans un cadre historique gigantesque qui me dépassait. L’histoire s’écrivait, de l’Union soviétique à l’océan Pacifique, de l’Atlantique à l’Oural. La guerre mondiale se déchaînait sur tous les continents. La mobilisation était totale. De tempérament débonnaire, j’étais un étudiant politisé et pacifiste, aussi bien par conviction que par le refus de voir ressurgir les horreurs de la « der des ders ». Avec mes camarades, nous étions des adolescents au moment de l’arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne, de la guerre d’Espagne, des accords de Munich. Le monde courait vers la guerre et tout ceci inquiétait et exaltait à la fois nos esprits. Après la débâcle de l’armée française de juin 1940, je me suis réfugié à Toulouse où j’ai rencontré un certain nombre d’intellectuels et de citoyens ordinaires qui commençaient à entrer dans la Résistance, dès l’automne 1940. Ceux-là étaient les plus courageux, car la France était alors à genoux et les troupes allemandes se répandaient en Europe. Les espoirs étaient minces, les réseaux de résistance quasi inexistants. La nuit semblait s’étendre sur le continent.

 

Nous sommes nombreux, aujourd’hui, à nous demander ce que nous aurions fait à votre place. Qu’est-ce qui vous a conduit à vous engager et à résister ?

J’avais 20 ans, je voulais connaître la vie, l’amour, l’aventure. Je voulais vivre intensément. Je comprenais que si je voulais simplement survivre, c’est-à-dire préserver ma vie à tout prix, j’étais condamné à me planquer. Vivre alors pour moi, c’était me lancer dans cette aventure de la guerre planétaire. Je tenais une sorte de journal intime. Un soir, j’écoutais l’ouverture du Vaisseau fantôme de Wagner à la radio, que j’ai entendu comme un appel : il faut partir, le vent se lève, il faut tenter de vivre. Alors j’ai écrit sur mon journal : « Tempêtes du Vaisseau fantôme, emportez-moi », qui est une sorte de paraphrase de ce que Chateaubriand écrivait dans René : « Levez-vous vite, orages désirés ! » Et puis j’ai ajouté : « Conviction profonde ou non, je verrai ça plus tard. » Voilà ce qui m’a donné l’élan.

 

Rien de ce qui est grand ne s’est fait sa passion, disait Hegel. Kant évoque également l’enthousiasme des acteurs de l’histoire. Comment s’est manifestée cette ferveur ?

«Je vivais dans l’angoisse d’être arrêté, d’être torturé, j’ai même plusieurs fois échappé à la mort... mais malgré tous ces drames, j’étais heureux»

La fraternité de la Résistance, la nouvelle de la bataille de Stalingrad, les victoires des Alliés et le Débarquement m’ont fait vivre dans un climat d’enthousiasme. La Libération approchait, et il faut rappeler aussi ce paradoxe : je vivais la tragédie de l’époque, je vivais l’angoisse d’être arrêté, d’être torturé, j’ai même plusieurs fois échappé à la mort... mais malgré toutes ces angoisses et ces drames, j’étais heureux. Réconcilié avec moi-même, je m’offrais à une cause supérieure, j’entrais dans une sorte de jeu planétaire pour le salut de l’humanité. Cette époque tragique a été paradoxalement une période de grande joie. Je ne veux pas embellir les choses ni mythifier la Résistance. Mais les courants divergents – la droite nationaliste et la gauche internationaliste, notamment – ont su converger, apprendre à vivre ensemble. Ceux qui, au départ, détestaient les immigrés, les étrangers et même les Juifs se sont ouverts et ont trouvé les ressources pour travailler avec les FTP-MOI, par exemple, c’est-à-dire les Francs-tireurs et partisans – Main d’œuvre immigrée. Je n’ai moi-même jamais pu traiter les Allemands de « sales boches », préférant condamner les nazis, par incapacité viscérale d’éprouver de la haine pour un peuple entier ou une nation.

 

Le poète et résistant René Char parle dans Feuillets d’Hypnos (1942-1944) de « l’arôme de ces années essentielles » comme d’un « trésor ». Reprendriez-vous ce mot à votre compte ?

Je n’avais pas utilisé jusqu’à présent le mot de « trésor » à propos de nos moments d’extases historiques, mais je l’adopte volontiers rétrospectivement pour qualifier ces instants inouïs où l’on parvient au meilleur de soi-même dans la fraternité authentique. Je crois que c’est un mot qui convient bien. Mais il faut rappeler une chose importante : après la Libération, il y a eu des actes qui n’étaient pas beaux : des femmes qui couchaient avec des Allemands ont été tondues. Une justice sommaire a couvert bien des injustices. Comme dit René Char dans ce même texte : « Je redoute l’échauffement tout autant que la chlorose des années qui suivront la guerre. Je pressens que l’unanimité confortable, la boulimie de justice n’auront qu’une durée éphémère, aussitôt retiré le lien qui nouait notre combat »… On ne saurait mieux dire.

 

Votre premier ouvrage d’anthropologie fondamentale est L’Homme et la Mort, paru en 1951. Est-ce encore l’empreinte des traumatismes de la guerre et de l’enfance qui en sont à l’origine ?

Incontestablement. Je sortais d’une épreuve qui m’avait fait plonger au cœur du paradoxe humain : l’horreur de la mort et la capacité à risquer sa vie. Dans les sciences humaines, en dehors des textes fondateurs comme ceux de Sigmund Freud, de Carl Gustav Jung ou d’Otto Rank, il n’y avait que très peu de choses écrites sur le sujet. J’ai donc cherché en solitaire, enjambant les séparations disciplinaires. J’y ajoutais que les progrès de la science feraient reculer la mort humaine et j’y forgeais même la notion d’« amortalité ». Lors de la réédition de cet ouvrage en 1970, j’ai abandonné cette idée. Mais il me semble que les recherches menées par une équipe de l’Institut Cochin, dirigé par le généticien Axel Kahn, qui vient de développer une nouvelle méthode permettant de multiplier ex vivo le nombre de cellules souches hématopoïétiques humaines – ce petit nombre de cellules capables d’engendrer tout au long de la vie les cellules du sang – ravive cette possibilité de faire reculer la mort.

 

Considérez-vous cet ouvrage comme un livre de formation ?

L’Homme et la Mort fut même un livre d’autoformation, une matrice de ma méthode à venir. D’une certaine façon, je suis resté fidèle à Marx, qui liait la philosophie, l’histoire, l’économie et la politique. J’y ai ajouté le symbolique, le mythique et l’imaginaire, comme dimensions constitutives des personnes et des sociétés humaines, au lieu de les considérer comme « superstructures »... C’est ce que j’ai encore perçu avec mon livre sur le cinéma, précisément sous-titré L’Homme imaginaire, dans lequel je montrais l’invasion par l’imaginaire d’une machine à représenter le monde objectif, à visualiser nos rêves.

 

Vous écrivez : « Claude Lévi-Strauss disait que le but de l’anthropologie était non de révéler l’homme, mais de le dissoudre. Je pense le contraire. » Pourquoi un anti-humanisme théorique ne peut-il cohabiter avec un humanisme pratique ?

Il le peut, sans doute, mais il me semble qu’on ne peut évacuer d’un geste théorique l’histoire, l’auteur ou le sujet, comme nous y a invités le structuralisme. Surtout, l’Homo sapiens est aussi Homo demens, il est celui de la raison mais aussi celui de la folie. Il n’est pas que Homo faber, l’homme qui fabrique des outils, mais également l’homme imaginaire producteur de mythes. Il n’est pas que Homo economicus, mû par l’intérêt personnel, il est aussi Homo ludens qui joue, dépasse, dépense. Il subsiste par des activités prosaïques, mais vit vraiment dans la poésie, l’amour, la communion, l’enthousiasme.

 

Votre démarche transdisciplinaire se structure dans La Méthode (1977-2004), votre œuvre encyclopédique. En quel sens la « pensée complexe » permet-elle d’appréhender le tout ?

«Je retiens de Hegel que la notion de contradiction est au fondement de l’être, de la vie et de la pensée»

Attention, je ne prétends pas revenir à une forme de totalité hégélienne, à un système qui engloberait la totalité de l’existant. La pensée complexe montre au contraire qu’une connaissance totale est impossible parce qu’on ne peut éliminer totalement l’incertitude. Dans La Méthode, je substitue notamment le dialogique, qui unit deux principes antagonistes pour penser les processus organisateurs de la vie et de l’histoire humaine, à la dialectique, qui prétend dépasser les contraires. Plutôt que l’idée de dépassement (parfois juste), je retiens de Hegel que la notion de contradiction est au fondement de l’être, de la vie et de la pensée. Comme le dit Pascal, « la source de toutes les hérésies est de ne pas concevoir l’accord de deux vérités opposées ». Il n’y a pas de raison sans passion, et il ne devrait pas y avoir de passion sans raison. La pensée complexe que je défends part du latin complexus, qui veut dire « ce qui est tissé ensemble », afin d’opérer une tension permanente entre l’aspiration à un savoir non parcellaire, non cloisonné, non réducteur, et la reconnaissance de l’inachèvement et de l’incomplétude de toute connaissance. « Complexe » ne signifie nullement « compliqué », encore moins « obscur » ou « abscons », mais désigne cette forme de pensée qui relie un tout à ses parties, articule au lieu de segmenter.

 

Est-ce le bouillon culturel intellectuel et hippie de la Californie de la fin des années 1960, dont vous avez tiré un journal intime savoureux, qui vous a conduit à cette réforme de la pensée ?

Invité à l’Institut Salk de recherches biologiques de La Jolla en 1969-1970, qui fut un bain de jouvence intellectuel et humain quotidien, une expérience de vie et de pensée inoubliable, je me suis immergé dans l’effervescence de la révolution biologique grâce à Jacques Monod, dans la théorie de l’information et de la cybernétique de Norbert Wiener et Gregory Bateson, plongé dans la lecture des travaux du mathématicien René Thom sur le chaos, du biologiste Henri Atlan sur l’auto-organisation ou d’Ilya Prigogine sur la physique du désordre. J’ai opéré une synthèse, élaborée une méthode qui vise à relier les champs de la connaissance et de l’être, sans nostalgie du savoir absolu. La Méthode n’est pas un « programme » de connaissance, c’est une aide à la stratégie de connaissance que chacun devrait exercer.

 

Votre philosophie n’est-elle pas au fond un manifeste contre « la pensée en pièces détachées » ?

Certainement, mais je ne fais là que m’inscrire dans une filiation humaniste issue de la Renaissance, à l’image de Pic de la Mirandole, le « prince des érudits », qui pensait que chaque savoir était lié à un tout, de même que chaque cellule de notre corps reprend l’ensemble du message génétique. Or notre mode de pensée est fondé sur la disjonction absolue entre l’humain et le naturel. Tout ce qu’il y a de naturel dans l’humain est cantonné aux départements de biologie des universités, et les sciences humaines ne s’occupent que de sa part culturelle. Cette compartimentation des disciplines nous empêche de faire la relation entre les parties et le tout, car la pensée occidentale dominante ne sait opérer que par disjonction ou réduction. Mais il y a quelques exceptions, comme celle de Blaise Pascal, dont cette phrase des Pensées est d’ailleurs devenue pour moi une devise maîtresse : « Toute chose étant aidée et aidante, causée et causante et toute et tout étant lié par un lien insensible qui relie les parties les plus éloignées les unes des autres, je tiens pour impossible de connaître les parties si je ne connais le tout comme de connaître le tout si je ne connais les parties. »

 

La réforme du système éducatif italien s’élabore actuellement à partir de vos réflexions sur l’éducation… Et l’université « Monde réel », qui a ouvert ses portes en 2005 à Hermosillo, au Mexique, porte votre nom…  Comment se fait-il que votre pensée soit davantage reconnue à l’étranger qu’en France ?

Pourquoi, à l’étranger et en Amérique latine en particulier, s’intéresse-t-on à mes idées ? Sans doute parce que le savoir universitaire n’y est pas coupé de la vie populaire. Il y a également une vitalité tragique et admirable sur ce continent qui a connu tant de blessures. Il y a les métissages culturels qui favorisent l’ouverture de l’esprit. Après les déceptions du révolutionnarisme et du néolibéralisme, il y a une aspiration à une autre pensée, une autre pratique. Et puis, un livre polyphonique comme Cent ans de solitude, de Gabriel García Márquez, c’est en quelque sorte la pensée complexe en roman !

 

En France, le dialogue politique ou conceptuel à partir de vos travaux semble un peu moins fécond. Est-ce en raison de votre volonté de ne pas « jouer le jeu » du monde intellectuel ?

Ici, je suis rejeté par l’esprit disciplinaire fermé pour qui tout ce qui est en dehors de la spécialisation est pur bavardage. Je suis ignoré par les critiques pour qui les écrits sont à étiqueter dans les rubriques « littérature », « philosophie », « sociologie », « histoire », « science » et qui, faute de pouvoir m’inscrire dans une de leurs cases, me renvoient dans un no man’s land. À explorer divers champs du savoir, je passe pour un braconnier. Moi, je me vois à la fois philosophe, historien, sociologue, écrivain, mais je suis chassé de chacune de ces catégories. Ma façon d’être de gauche est incomprise par les partis et par la tribu des intellectuels de gauche. Je suis en dehors des courses au pouvoir intellectuel. L’inséparabilité entre mon œuvre et ma vie semble obscène à beaucoup. Comme je l’ai écrit dans Mes démons, où j’essaie de comprendre qui je suis, je suis de ceux qui ont une vie, et non une carrière.

 

 

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